Répétition(s)
L’atelier est un cube blanc d’une vingtaine de mètres carrés densément peuplés. Gris, monochrome.
Des châssis en attente d’un côté, des tables qui semblent chacune avoir une fonction, une douzaine de ciseaux suspendus côte à côte, des agrafeuses, des boîtes rangées, des bocaux et produits accumulés, des pots à crayons et à pinceaux. Des images épinglées, superposées, apposées. Répétitions. Des piles de journaux. Des carnets. Des objets, en nombre et toujours regroupés. Un espace qui se crée par la mise en liens de petits riens. Un livre de G. Didi-Huberman : Quand les images prennent position. D’autres livres : Journal de travail de B. Brecht ; Et si je suis désespéré que voulez-vous que j’y fasse de G. Anders ; le Manuscrit de 1942 de W. Heisenberg ; ou des extraits de Kubark. Obnubilation. Idée fixe.
Surtout, des photos : une main tordue au sol, un loup, des forêts, des pelleteuses, des scènes de guerre ou de déboisement, une ville bombardée, une succession de visages de victimes ou d’accusés. Et des coupures de journaux, sans date, sans contexte. Parfois uniquement le titre d’un article découpé : « Au bord du vide ». Le tout en noir et blanc. Aucune couleur. Le bruit des guerres, le son en moins. La géographie de la destruction et le vacarme du monde pénètrent l’espace de l’atelier par touches d’images et de mots. Les camps, les goulags, la déportation, la torture, l’oubli. L’isolement, l’ailleurs, la fuite, le refuge, la solitude. Destruction par l’homme. Irrésolution. Répétitions de l’histoire.
Les peintures et dessins, aux murs et sur les tables. Les couleurs apparaissent alors, très souvent ternes – verts délavés et embrumés, gris chauds et poussiéreux, de grands aplats noirs –, parfois très vives – un jaune ou un vert presque purs, arbitraires. Anéantissement. Monochrome. Désolations.
La succession, la mise côte à côte, l’accumulation de traces suscitent quelque chose qui n’est pas dit. Fragments. (D)énonciation silencieuse.
Aucun visage n’est reconnaissable dans les œuvres. Terminées, en cours ou étapes de recherche, il est difficile de donner un statut à ces images. Elles sont simples, sans mise en scène, presque anecdotiques. Mais elles sont puissantes, toujours. Et évocatrices. Images simples, qui se lisent seules ou par associations. Répétition.
Un arbre isolé et ébranché. Des silhouettes fantomatiques qui avancent lentement vers un inexorable rien, coincées entre un ciel menaçant et une terre vide. Un pavé, écrasant. Un tas de décombres. Un micro. Un homme penché, bras dans le dos. Une cage. Des grilles. Des éléments architecturaux, détruits ou à l’inverse froids et immaculés. La reconstitution d’une coupure de journal, les mots en moins. Une montagne renversée. Des taches blanches, comme autant d’explosions aveuglantes. De la fumée. Des taches d’huile ou de sang. Quelques mains, tendues vers on se sait quoi, ou alors inertes. Une paire de lunettes brisée. Des oreilles. Empêchements.
Si les œuvres semblent muettes – pas une bouche, pas un œil n’est représenté –, l’évocation de la dévastation est partout. Vestiges. Témoin d’un saccage. Des oreilles, encore. Quand les images prennent position…
Répétition générale.
David Scheer
Les images d’Anne Desobry ont ceci de troublant : elles sont intimement reconnaissables tout en étant profondément silencieuses et secrètes. Exposées le plus souvent en série, elles forment un réseau où s’agrège et s’accumule ce qui résiste à la raison; un maillage dont les vides et les nœuds dévoilent en dissimulant, masquent en montrant.
Cette dialectique, de plus en plus tendue et épurée, ne dit rien des états de fait et des contextes historiques à partir desquels les images se composent. L’atelier de l’artiste est pourtant saturé d’articles de presse, découpés et punaisés au mur, glissés en feuillets entre les livres. Une matière qui progressivement s’accumule, s’écorne et jaunit. Ces témoignages devenus presque illisibles forment des lambeaux d’histoires inexprimables. En deçà ou au-delà des enjeux géopolitiques et de tout ordre de justification, ils n’attestent plus ici que de brutalités crues, de déraisons irréductibles à tout essai d’élucidation.
Tout se passe comme si les dessins et peintures d’Anne Desobry émergeaient au plus près de ces points aveugles, sans jamais pouvoir en clôturer précisément les limites. L’engagement ne tient pas d’une forme de démonstration ni même d’une indignation brute, mais d’une tentative de faire signes et symboles là où les mots rendent les armes, là où aucune image ne tient plus.
Aporie donc, qui conduit l’artiste à cultiver l’absence, l’aveuglement et le flou. Peindre ce que la vue ne peut soutenir tient du naufrage, avec ces quelques motifs pour esquifs : morceaux d’architecture articulés au vide, mains tendues et sourdes oreilles, ciels d’orages, vent et vitesse, mur et barreaux… Autant de symboles qui ne se substituent jamais à l’indicible qu’ils charrient ou portent en eux.
Donner forme concrète à ce qui ne peut que négativement s’inscrire est question d’associations, de rythmes, de formats. Les images composent alors un entrelacs plus ou moins dense ou éthéré à partir duquel les formes trouvent leur sous texte, les écarts leur sens, l’imaginaire son essor. Du plus objectivement tragique à la plus intime subjectivité, le chemin n’est pas nécessairement oblique ou tortueux. Ce qui ne laisse de surprendre, c’est la franchise avec laquelle Anne Desobry fluidifie ou cristallise ce qui au plus obscur fait néanmoins éclat. Affaire de couleurs, de jus et de matières, qui dans cette économie de signes conjuguent le plus dense au plus céleste, le plus voilé au plus rude.
Ce savoir-faire s’est progressivement émancipé des influences expressionnistes, surréalistes ou symbolistes auxquels l’œuvre pouvait être identifiée. Les formats se sont fait plus petits, les motifs plus aigus, les gestes plus essentiels. Les images ont gagné en tension. Si les bribes de chairs, de signes et d’architectures assument une certaine théâtralité, jamais ce travail ne s’englue dans la littéralité ou le pathos, pas plus qu’il ne se fige dans une froide et étroite efficacité.
Ce faisant, ces peintures et dessins incarnent plus que ce contre quoi ils résistent ou échouent. Ce qu’ils affirment n’est pas la brutalité du monde ni ses travers les plus dérisoires, mais bien la place que les images y occupent, ce tiers lieu mouvant, fragile et échevelé à partir duquel on peut reprendre, au cœur du ressac et sans jamais mot dire, un souffle.
Benoît Dusart.
L’atelier est un cube blanc d’une vingtaine de mètres carrés densément peuplés. Gris, monochrome.
Des châssis en attente d’un côté, des tables qui semblent chacune avoir une fonction, une douzaine de ciseaux suspendus côte à côte, des agrafeuses, des boîtes rangées, des bocaux et produits accumulés, des pots à crayons et à pinceaux. Des images épinglées, superposées, apposées. Répétitions. Des piles de journaux. Des carnets. Des objets, en nombre et toujours regroupés. Un espace qui se crée par la mise en liens de petits riens. Un livre de G. Didi-Huberman : Quand les images prennent position. D’autres livres : Journal de travail de B. Brecht ; Et si je suis désespéré que voulez-vous que j’y fasse de G. Anders ; le Manuscrit de 1942 de W. Heisenberg ; ou des extraits de Kubark. Obnubilation. Idée fixe.
Surtout, des photos : une main tordue au sol, un loup, des forêts, des pelleteuses, des scènes de guerre ou de déboisement, une ville bombardée, une succession de visages de victimes ou d’accusés. Et des coupures de journaux, sans date, sans contexte. Parfois uniquement le titre d’un article découpé : « Au bord du vide ». Le tout en noir et blanc. Aucune couleur. Le bruit des guerres, le son en moins. La géographie de la destruction et le vacarme du monde pénètrent l’espace de l’atelier par touches d’images et de mots. Les camps, les goulags, la déportation, la torture, l’oubli. L’isolement, l’ailleurs, la fuite, le refuge, la solitude. Destruction par l’homme. Irrésolution. Répétitions de l’histoire.
Les peintures et dessins, aux murs et sur les tables. Les couleurs apparaissent alors, très souvent ternes – verts délavés et embrumés, gris chauds et poussiéreux, de grands aplats noirs –, parfois très vives – un jaune ou un vert presque purs, arbitraires. Anéantissement. Monochrome. Désolations.
La succession, la mise côte à côte, l’accumulation de traces suscitent quelque chose qui n’est pas dit. Fragments. (D)énonciation silencieuse.
Aucun visage n’est reconnaissable dans les œuvres. Terminées, en cours ou étapes de recherche, il est difficile de donner un statut à ces images. Elles sont simples, sans mise en scène, presque anecdotiques. Mais elles sont puissantes, toujours. Et évocatrices. Images simples, qui se lisent seules ou par associations. Répétition.
Un arbre isolé et ébranché. Des silhouettes fantomatiques qui avancent lentement vers un inexorable rien, coincées entre un ciel menaçant et une terre vide. Un pavé, écrasant. Un tas de décombres. Un micro. Un homme penché, bras dans le dos. Une cage. Des grilles. Des éléments architecturaux, détruits ou à l’inverse froids et immaculés. La reconstitution d’une coupure de journal, les mots en moins. Une montagne renversée. Des taches blanches, comme autant d’explosions aveuglantes. De la fumée. Des taches d’huile ou de sang. Quelques mains, tendues vers on se sait quoi, ou alors inertes. Une paire de lunettes brisée. Des oreilles. Empêchements.
Si les œuvres semblent muettes – pas une bouche, pas un œil n’est représenté –, l’évocation de la dévastation est partout. Vestiges. Témoin d’un saccage. Des oreilles, encore. Quand les images prennent position…
Répétition générale.
David Scheer
Les images d’Anne Desobry ont ceci de troublant : elles sont intimement reconnaissables tout en étant profondément silencieuses et secrètes. Exposées le plus souvent en série, elles forment un réseau où s’agrège et s’accumule ce qui résiste à la raison; un maillage dont les vides et les nœuds dévoilent en dissimulant, masquent en montrant.
Cette dialectique, de plus en plus tendue et épurée, ne dit rien des états de fait et des contextes historiques à partir desquels les images se composent. L’atelier de l’artiste est pourtant saturé d’articles de presse, découpés et punaisés au mur, glissés en feuillets entre les livres. Une matière qui progressivement s’accumule, s’écorne et jaunit. Ces témoignages devenus presque illisibles forment des lambeaux d’histoires inexprimables. En deçà ou au-delà des enjeux géopolitiques et de tout ordre de justification, ils n’attestent plus ici que de brutalités crues, de déraisons irréductibles à tout essai d’élucidation.
Tout se passe comme si les dessins et peintures d’Anne Desobry émergeaient au plus près de ces points aveugles, sans jamais pouvoir en clôturer précisément les limites. L’engagement ne tient pas d’une forme de démonstration ni même d’une indignation brute, mais d’une tentative de faire signes et symboles là où les mots rendent les armes, là où aucune image ne tient plus.
Aporie donc, qui conduit l’artiste à cultiver l’absence, l’aveuglement et le flou. Peindre ce que la vue ne peut soutenir tient du naufrage, avec ces quelques motifs pour esquifs : morceaux d’architecture articulés au vide, mains tendues et sourdes oreilles, ciels d’orages, vent et vitesse, mur et barreaux… Autant de symboles qui ne se substituent jamais à l’indicible qu’ils charrient ou portent en eux.
Donner forme concrète à ce qui ne peut que négativement s’inscrire est question d’associations, de rythmes, de formats. Les images composent alors un entrelacs plus ou moins dense ou éthéré à partir duquel les formes trouvent leur sous texte, les écarts leur sens, l’imaginaire son essor. Du plus objectivement tragique à la plus intime subjectivité, le chemin n’est pas nécessairement oblique ou tortueux. Ce qui ne laisse de surprendre, c’est la franchise avec laquelle Anne Desobry fluidifie ou cristallise ce qui au plus obscur fait néanmoins éclat. Affaire de couleurs, de jus et de matières, qui dans cette économie de signes conjuguent le plus dense au plus céleste, le plus voilé au plus rude.
Ce savoir-faire s’est progressivement émancipé des influences expressionnistes, surréalistes ou symbolistes auxquels l’œuvre pouvait être identifiée. Les formats se sont fait plus petits, les motifs plus aigus, les gestes plus essentiels. Les images ont gagné en tension. Si les bribes de chairs, de signes et d’architectures assument une certaine théâtralité, jamais ce travail ne s’englue dans la littéralité ou le pathos, pas plus qu’il ne se fige dans une froide et étroite efficacité.
Ce faisant, ces peintures et dessins incarnent plus que ce contre quoi ils résistent ou échouent. Ce qu’ils affirment n’est pas la brutalité du monde ni ses travers les plus dérisoires, mais bien la place que les images y occupent, ce tiers lieu mouvant, fragile et échevelé à partir duquel on peut reprendre, au cœur du ressac et sans jamais mot dire, un souffle.
Benoît Dusart.
Des images comme des mots
Ne pas parler du monde, mais chercher à en lire le texte, et des mots faire des images dans lesquelles ma pensée incertaine prend forme.
Chaque élément est un indice émergeant de la confusion du texte brouillé, fond mouvant gris et flou.
Chaque image est une énigme oscillant entre ce qui est visible et ce qui ne l’est pas.
Leur déploiement renonce à une compréhension : des intervalles ou des manques empêchent l’élucidation et laissent ouverte la question de l’espace et du temps.
Les images sont comme des repères dans une configuration changeante, une sorte de mémoire, incluant le point aveugle.
Leur disposition évoque le texte troué et crée une relation entre ce qui pourrait advenir et ce qui est advenu, entre le souvenir et le savoir. Elle fait apparaître un monde d’essence subjective, entre le rêve et la vision.
Comme les mots, les images appellent une polysémie, des contradictions, des ambivalences.
Le gris ; la couche sensible du texte, du ciel, de la poussière, du béton.
Le jaune ; implosion, lumière, néant.
Je reste immobile. Je ne vois pas le monde. Je ne connais pas le passé.
De cette irrésolution naît la rêverie d’un pays qui concentre tous mes questionnements, mon rapport au temps, à l’espace, à la noirceur, à la lumière.
A.D.